La littérature de jeunesse apparaît comme l’un des champs éditoriaux les plus créatifs et c’est tout particulièrement le cas de l’album. Aujourd’hui, ce sont aux techniques d’illustration que nous allons nous intéresser, elles qui se multiplient depuis les années 90 comme le souligne l’universitaire Sophie Van der Linden dans son ouvrage de référence Lire l’album (L’atelier du poisson soluble, 2006. A noter la parution de Album[s], éditions De Facto – Actes Sud, coll. Encore une fois, 2013, 32 € qui consolide sa théorie sur l’album). Si de grandes tendances graphiques se dégagent au fil des ans – peinture, photographie ou outils infographiques par exemple – certains artistes se singularisent grâce aux techniques qu’ils emploient. On pourrait ainsi rapprocher le travail des illustrateurs que nous avons choisi de présenter ici de celui du sculpteur, dans le sens où ils font naître des formes de la matière, qu’il s’agisse du papier, du caillou ou des ciseaux…

Papier
Originellement support, le papier est devenu une technique graphique à part entière. L’un des précurseurs fut…un peintre. En effet, Henri Matisse a crée à la fin de sa vie des œuvres à partir de gouaches découpées.

La Gerbe, 1953
« Le papier découpé me permet de dessiner dans la couleur » affirmait-il. Le fruit de ces premières recherches graphiques a donné lieu à l’album Jazz paru en 1947. A sa suite, d’autres se sont consacrés au papier collé, au papier déchiré à la façon de Leo Lionni ou de Sara voire au papier découpé comme…
Princesse Camcam

L’Album de famille, Frédéric Kessler, Princesse Camcam (ill.), Autrement, 2012, 14,95 €
L’album de famille a inauguré une technique dont Princesse Camcam a également usé pour son dernier titre, Une rencontre paru chez Autrement Jeunesse en 2013. Pour être au plus près de cette histoire de famille signée Frédéric Kessler, elle a souhaité créer un véritable recueil de souvenirs à l’image des albums photos personnels. Déjà, l’objet-livre très soigné les imite grâce à la large reliure et au ruban en guise de marque-page, tous deux d’un rouge profond. Ensuite, le médaillon en relief sur la couverture annonce l’entrée dans le domaine photographique. Et en effet, si la mise en page reprend les codes d’agencement de l’album photo, les illustrations elles-mêmes passent pour d’authentiques clichés artistiques. Princesse Camcam a dessiné puis découpé les images afin de reconstituer de petites scénettes avant de les photographier.

Les boîtes-cadres constituant les clichés de l’album
Ces découpes ont permis de figurer différents plans ainsi qu’une sensation de profondeur. L’artiste a aussi joué avec l’emploi de la couleur, certains plans ayant été coloriés et le fond restant le plus souvent blanc. Princesse Camcam a su retranscrire l’émotion que l’on a à feuilleter les albums de famille: vieilles photos sépia ou noir&blanc avec leurs cadres démodés et le tampon du photographe, polaroïd, photo de classe, photos d’identité, 4 poses etc. La contrefaçon va jusqu’à reproduire les poses figées ou les instants saisis sur le vif, les prises à contre-jour, sur ou sous-exposées, les jeux avec l’ombre, le net ou le flou…Pour finir, d’un point de vue matériel, le choix du papier et les techniques d’impression rendent parfaitement l’aspect de la photographie : l’application de vernis sélectif brillant pour signifier le papier glacé (on a l’impression de tourner les pages d’un vrai album en entendant le bruit des pages qui se décollent!) et le vernis sélectif mat pour représenter les bouts de ruban adhésif ou les coins à coller. On aime aussi les petits clins d’œil comme le post-it semé ou la plante glissée entre deux pages sans oublier les enluminures et les légendes manuscrites côté texte.

Mélusine Thiry
Mélusine Thiry met en scène ses illustrations constituées de silhouettes et de décors finement découpées en mêlant ombre et lumière. Elle a développé cette technique bien particulière suite à ses études dans l’audiovisuel et à son expérience d’éclairagiste et de vidéaste dans le spectacle vivant. La poésie naît des jeux de colorisation, de transparence et/ou de superposition des différents papiers dont elle se sert.

La Ronde des contes, Mélusine Thiry, HongFei cultures, 2011, 13 €
A l’heure où les enfants se couchent, les illustres personnages des contes d’antan s’habillent en ombres chinoises. Mélusine Thiry éclaire tour à tour le Roi grenouille, le vilain petit canard, les trois petits cochons, le petit chaperon rouge, Poucette et j’en passe et nous laisse entendre une langue enchanteresse…

Et pour prolonger la visite dans l’univers onirique de Mélusine, la bibliothèque de Donzère accueillera l’exposition « Autour des forêts » lors de la 30ème Fête du livre de jeunesse de Saint Paul Trois Châteaux du 27 janvier au samedi 1er février. L’exposition se réfère à l’histoire de son dernier livre intitulé La forêt de Racine. Il s’agit d’une série de dispositifs lumineux, mis en mouvement par de petits moteurs. Ces mobiles projettent des ombres noires et blanches qui se superposent, se déclinent et se métamorphosent selon leurs modes de constructions et leurs supports de projection. Découvrez également lors du salon ses premiers albums, Marée d’amour dans la nuit et Si je grandis, publiés chez HongFei cultures!

Ce papier dont on a déjà largement parlé est actuellement sublimé dans certaines maisons d’éditions sans pour autant verser dans le livre d’artiste. Les choix du papier, du cartonné au papier bible en passant par le calque ainsi que du grammage sont révélateurs d’intention. De même, les techniques d’impressions en creux et en bosse apportent une dimension tactile supplémentaire. Le laser, quant à lui peut désormais tracer en suivant le contour de la forme à évider et la tourne de page crée alors des ombres portées tandis que les perforations acquièrent une fonction narrative bien précise dans les livres à trous. Mais toutes ces innovations pourraient faire l’objet de bien d’autres articles 😉
Caillou
Certains choisissent d’illustrer les récits grâce à des assemblages divers et variés en trois dimensions ; on a ainsi dernièrement adoré les souris de tissu et de feutrine de Karina Schaapman qui vient de sortir un second opus de leurs aventures, Sam et Julia au théâtre. Parmi les plus connus, on peut citer les Chats Pelés qui affectionne le volume ou Christian Voltz qui compose ses décors à l’aide de bric et de broc, de fil de fer et de bouts de boulons, de rivets et d’écrous, d’éléments de récupération quoi! Pour découvrir son univers, il y a un cahier d’activités où l’artiste en personne ouvre les portes de son atelier pour présenter tout le bazar avec lequel il bricole ainsi que des tas d’exercices pour expérimenter autour des objets et se familiariser avec sa technique d’illustration.

Dans l’atelier de Christian Voltz, Christian Voltz, Le Rouergue, 2011, 10,10 €
Gilbert Legrand
Gilbert Legrand, qui sera l’invité d’honneur de la 15ème édition de la folle Fête du livre jeunesse de Villeurbanne, est designer de formation mais son truc, ce sont les objets détournés. Il a ainsi conçu plus de 300 pièces uniques à partir d’ustensiles, d’outils ou d’objets du quotidien qu’il transforme, met en scène et photographie…« J’essaie de mettre de la vie dans l’univers des objets inertes, explique-t-il. Je les récupère et je les transforme en personnages gags, par une sorte de quiproquo visuel et amusant. »


Le grand show des petites choses, Gilbert Legrand, Sarbacane, 2010, 15,90 €

Les petites choses à New York, Gilbert Legrand, Sarbacane, 2013, 15,90 €
Ciseaux
Enfin, si la matière s’invite à proprement dit dans l’album, qu’on songe aux livres à toucher proposant des zones tantôt douces, rugueuses, moelleuses ou rêches ou aux livres dont les pages sont en bois, en mousse, en plastique ou en tissu, l’image reproduite à elle seule est riche de matériaux et dernièrement c’est le monde textile qui fait une entrée remarquée dans la sphère illustrative de l’album.
Beatrice Alemagna
Beatrice Alemagna a commencé à exploiter le textile pour l’album Mon amour publié chez Autrement Jeunesse en 2002. Plutôt que de dessiner, elle a brodé, plutôt que de peindre, elle a cousu des bouts de tissus. Elle a renouvelé l’expérience avec la série des Poux débutée en 2009 chez Phaïdon. Quoi de mieux pour des êtres microscopiques que de se loger et de se lover dans des textiles, des laines et des feutrines?



Frédérick Mansot
Frédérick Mansot, lui, affectionne la peinture sur tissu. Il s’amuse avec les motifs déjà imprimés en les révélant ou les camouflant au gré de la gouache qu’il applique. Il choisi minutieusement les étoffes qu’il maroufle préalablement en fonction du récit à mettre en images: tissus africains Wax pour Ploc ploc tam tam chez Bilboquet en 2004, Le Fil d’or de Fatinou chez Gautier-Languereau en 2007 ou La Sanza de Bama chez Belin en 2008, tissus patchwork dans les tons rouges pour le conte Le Petit chaperon rouge chez Magnard jeunesse en 2003, tissus à motifs floraux ramenés d’un voyage à Shanghaï pour Le voyage de Mao-Mi chez Actes sud Junior en 2006 ou encore tissus Liberty aux motifs cachemires pour le conte indien Tamanna, Princesse d’arabesques chez Gallimard Jeunesse en 2011.

Le fil d’or de Fatinou, Françoise Jay, Frédérick Mansot (ill.), Gautier-Languereau, 2007, 13, 50 €

La cuisine des contes, Sylvine Rey, Frédérick Mansot (ill.), Vilo Jeunesse, 2006, 17, 50 €
Ce recueil est le fruit d’une sélection de 10 contes traditionnels agrémentés d’une recette facile à réaliser par les enfants en lien avec un ingrédient ou un plat évoqués dans chaque récit. Niveau de difficulté, temps de préparation, nombre de couverts et temps de cuisson sont systématiquement précisés. Ainsi, Blanche Neige enfourne ses pommes, le Petit Poucet prépare son pain perdu, la Belle au bois dormant s’apprête à souffler les bougies de son gâteau d’anniversaire etc. Ci-dessous, parce que c’est bientôt d’actualité, un extrait de la recette de la galette au beurre du Petit Chaperon rouge. A vos fourneaux!

Ainsi, on observe dans l’édition un foisonnement des techniques ainsi qu’un fort développement des techniques mixtes (qui peuvent combiner peinture, dessin, collage, photo ou encore infographie). Toutes ces techniques apparaissent comme l’exploitation virtuose du support mais pour qu’elles restent signifiantes, il faut que le contenant demeure au service de la narration. Et là est l’enjeu principal du livre numérique qui ne doit pas tomber du côté du gadget…